TYRAN ET TYRANNIE

TYRAN ET TYRANNIE
TYRAN ET TYRANNIE

TYRAN & TYRANNIE

À la fois liée à l’histoire des théories politiques et à la théologie morale, la notion de tyrannie n’eut jamais la signification évidente qu’on pourrait lui attribuer de nos jours. Le plus souvent, en effet, les doctrines politiques ont défini la tyrannie par opposition soit au pouvoir légitime, soit à l’usage légitime du pouvoir. La question de l’origine du pouvoir dans l’État a ainsi toujours constitué, du moins dans l’Occident chrétien, la base indispensable à la définition du pouvoir tyrannique: celui-ci, dans son acception la plus générale, est le pouvoir illégitime soit du fait de son origine, soit du fait de son exercice.

La Grèce antique ne fait, tout d’abord, pas de différence nominale entre le citoyen qui gouverne avec équité et le citoyen qui gouverne à son seul profit: l’un et l’autre sont turannoi ; le terme n’a pas l’acception péjorative qu’il aura par la suite, mais il manifeste une défiance: le gouvernement d’un seul, même s’il est exercé au bénéfice de tous, ne peut être que douteux. Jusqu’au \TYRAN ET TYRANNIE Ve siècle, il existait en Hellade plusieurs tyrans bienfaisants et honorés, quoiqu’ils fussent pour la plupart venus au pouvoir à la suite de révolutions politiques calmes et grâce à l’appui des couches populaires fatiguées des rivalités oligarchiques: parmi eux, on se souvient plus particulièrement de Pisistrate à Athènes, de Gélon à Syracuse, de Polycrate à Samos. Ce n’est qu’aux \TYRAN ET TYRANNIE Ve et \TYRAN ET TYRANNIE IVe siècles que l’Italie méridionale et la Sicile voient surgir des tyrannies détestables, telles celles de Jason de Phères ou de Denys de Syracuse: alors seulement s’établit la distinction entre royauté et tyrannie; pour Platon déjà, le tyran est «cet homme plein de lui-même, enflé par sa nature ou par les institutions, ou par ces deux causes à la fois, incapable d’amour et comme furieux» (République , IX). Pour Aristote, «le tyran est un mauvais roi». Il ajoute, dans l’Éthique à Nicomaque (I, VIII, c): «La tyrannie est le contraire de la royauté, puisque le tyran ne poursuit que son propre intérêt.»

La tyrannie fut d’emblée mal considérée à Rome; et, de l’expulsion des Tarquins par le premier Brutus au meurtre de César par le second Brutus, le refus de la tyrannie, fût-elle regardée comme l’exercice du pouvoir par un seul, reste constant. Du moins sont-ce surtout les conditions d’exercice de ce pouvoir qui paraissent valider ou invalider l’accusation de tyrannie, et c’est en ce sens que l’on comprend que Sénèque n’ait pas vu tout d’abord en Néron un tyran. Cette même conception de la tyrannie comme abus de pouvoir envers et contre le peuple domine par la suite toute l’histoire des théories politiques médiévales. C’est alors qu’apparaît la distinction essentielle entre le tyran d’usurpation (contre lequel les théoriciens politiques n’envisageront que peu ou pas de recours pratiques) et le tyran d’exercice ou de gouvernement contre lequel saint Thomas lui-même prévoit une série de recours et admet même le tyrannicide. Pourtant, dès l’époque carolingienne prévaut le principe que «tout pouvoir vient de Dieu» selon l’Évangile de Jean (XIX, 11) rapportant les paroles du Christ à Pilate: «Tu n’aurais sur moi aucune puissance si elle ne t’avait été donnée d’en haut», et selon l’Épître aux Romains (XII, 1-2).

La théorie du droit divin et les thèses du contrat social modifièrent considérablement les données du problème: il n’était pas impossible qu’un tyran d’usurpation (par fait de guerre, ou pour toute autre raison) se maintînt au pouvoir et que, considérant qu’il gouvernait selon le bien commun, le peuple finît par l’accepter et même l’aimer: qu’en était-il alors de l’exercice pourtant illégitime et donc tyrannique de son pouvoir?

La définition théorique de la tyrannie a ainsi nécessité la définition des principes de la légitimité. Ces principes s’élaborèrent en grande partie sur les bases des analyses aristotéliciennes du droit naturel, puis d’après les théories chrétiennes issues des textes pauliniens et enfin d’après les principes thomistes. Les quatre principes fondamentaux découlent immédiatement de l’élaboration progressive de ce que l’on a appelé le «droit naturel», mais leur insertion dans telle ou telle théorie politique en a considérablement modifié le sens et les modalités d’application. Le principe premier et essentiel, issu des principes du droit romain, affirme que le salut du peuple est la loi suprême («Salus populi suprema lex »). Il ne fait, par là, que reprendre l’idée aristotélicienne selon laquelle le mauvais pouvoir est celui qui ne profite qu’à un seul ou à un petit nombre. Le deuxième reprend les analyses des Pères de l’Église sur la nécessité d’un pouvoir: l’homme a été créé pour vivre en société et nulle société ne peut se passer de chef. C’est sur ce principe que s’élaborera par la suite la distinction entre la collation immédiate et la collation médiate du pouvoir par Dieu: en effet, si la nécessité du pouvoir politique est une loi naturelle, il n’en reste pas moins — et c’est là le troisième principe — que le pouvoir n’appartient en propre à personne, qu’il est res nullius . En d’autres termes, s’il est nécessaire qu’une société ait un chef quel qu’il soit, ce chef n’a pas de droit suffisant par lui-même pour exercer le pouvoir. Si tout pouvoir vient de Dieu, il ne s’ensuit pas pour autant que Dieu intervienne particulièrement dans la détermination du chef qui, pour se faire légitimer, se prévaudra de droits humains propres à tel ou tel état politique. Si le consentement du peuple a toujours prévalu de ce point de vue, que ce consentement fût tacite ou au contraire exprimé, il ne constituait pas, pour les théoriciens du droit de l’époque médiévale ni pour les tenants de la collation immédiate du pouvoir par Dieu, un critère de légitimité suffisant à lui seul: c’est en ce sens que fut combattue la doctrine rousseauiste du contrat social qui faisait du prince un simple commissaire au gouvernement de la société, de droit révocable par le peuple. Enfin, le dernier principe veut que le pouvoir dont la mission est de défendre le bien de tous a des limites propres tracées par les fonctions qu’il exerce.

C’est sur la base de ces quatre principes essentiels que peut ainsi se définir abstraitement la tyrannie, qu’elle contrevienne à l’un de ces principes ou à tous à la fois. En fait, c’est à partir d’eux que se sont développées les théories de la légitimité du pouvoir, la question de la tyrannie étant tout entière réduite à la seule question de la légitimité du meurtre du prince et donc à la théorie du tyrannicide.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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